“Le tirage au sort est le seul pari démocratique qui vaille”
“Le tirage au sort est le seul pari démocratique qui vaille”
nfoiry
mer 29/10/2025 - 21:00
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« Dans l’un des posts Facebook stimulants dont il est coutumier, le philosophe Valentin Husson écrivait il y a quelques jours : “Quand le monde bascule vers les démocraties illibérales et l'autoritarisme, le courage politique voudrait que l'on propose une démocratie radicale. La seule qui vaille serait celle du tirage au sort (comme pour les jurés populaires).” Je souscris volontiers au constat et à la proposition.
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Le tirage au sort est, je crois, l’une des premières idées politiques que j’ai défendues dans ma courte vie. Je me rappelle assez bien comment j’y suis venu, lors d’un cours de seconde sur les institutions athéniennes, qui donnait un aperçu du fonctionnement de ce système singulier où les membres des assemblées législatives et judiciaires – la Boulè et de l’Héliée – étaient choisis par le sort, au moyen d’une machine, le klèrôtérion. Je m’étonnais que nous appelions du même mot – démocratie – ce régime du hasard et le nôtre, électif. Découvrant la philosophie deux ans plus tard, je tombais sur le même constat. Aristote écrit qu’il “est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives” (Politiques). Des siècles plus tard, les philosophes des Lumières abondent. Montesquieu écrit : “Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir la patrie” (De l’esprit des lois). Rousseau acquiesce : “La voie du sort est plus dans la nature de la démocratie” (Du contrat social).
Titillé par ces petites phrases qui ne semblaient pas troubler grand monde, j’ai alors entrepris d’autres lectures. Permettez-moi d’en citer deux, qui m’ont particulièrement marqué à l’époque. D’abord, les Principes du gouvernement représentatif (1995), de Bernard Manin. Le philosophe raconte l’avènement d’un système électif qui a conquis la planète à partir des grandes révolutions et explique, avec clarté, le caractère aristocratique de ce régime qui a usurpé le nom de démocratie. Ensuite, La Haine de la démocratie (2005) de Jacques Rancière, dont la prose engagée suscitait, chez mon jeune alter ego, un indéniable enthousiasme. La démocratie, souligne Rancière, est un scandale : “Démocratie veut dire d’abord cela : un ‘gouvernement’ anarchique” – sans principe discriminant – “fondé sur rien d'autre que l’absence de tout titre à gouverner. […] Le scandale est là : un scandale pour les gens de bien qui ne peuvent admettre que leur naissance, leur ancienneté ou leur science ait à s’incliner devant la loi du sort.” Impartial, le hasard n’est-il pas la meilleure option pour que chaque citoyen puisse participer à l’exercice du pouvoir politique – un gage que ce pouvoir ne sera pas accaparé ?
Mes interrogations étaient au mieux perçues comme des lubies, au pire comme de dangereuses suggestions. Les moins politisés de mes amis, en caricaturant un peu, les rejetaient avec cet argument : “On ne va pas donner le pouvoir à n’importe qui ! C’est de la folie ! Les gens sont bêtes. Tu as vu les scores de l’extrême droite ?” Mes compagnons de route plus engagés – plutôt marxistes et révolutionnaires – se montraient un peu plus mesurés mais beaucoup moins soucieux de participation politique que de redistribution des richesses et de socialisation des moyens de production. Je partageais leur dénonciation d’un système économique délétère mais n’en demeurais pas moins dubitatif quant à leur tendance à remettre aux calendes grecques la question proprement politique : “La démocratie, me disaient-ils, cela ne peut pas fonctionner dans un monde inégalitaire, où les rapports de forces socio-économiques jouent en faveur du capital.” Le principal enjeu, pour eux, était d’abattre l’infrastructure capitaliste pour construire un monde meilleur où, peut-être, la démocratie aurait un sens. Je nuançais en soutenant l’idée que les individus tels qu’ils sont ici et maintenant – certes aliénés – participaient déjà à la construction d’un futur encore indéterminé, promesse que la démocratie est censée incarner.
Cette double méfiance me dérangeait, et me dérange toujours. Elle me paraît antidémocratique. L’exigence de “plus de démocratie” ne cesse d’être remise à plus tard. Pour peu qu’on en cherche, on trouve toujours des raisons de ne pas donner le pouvoir aux gens : trop paresseux, trop radicaux, trop incompétents, etc. Au bout du compte, les conditions ne seront jamais remplies pour leur faire confiance. De ce point de vue, si l’on veut être démocrate, il me semble qu’il faut inverser les choses : commencer par faire confiance. C’est un pari. Je ne crois pas – optimisme béat – que les gens soient tous foncièrement bons. En revanche, je suis assez convaincu de ce que, lorsqu’on leur confie une responsabilité, lorsque leur incombe une décision significative, ils agissent de manière beaucoup plus responsable, réfléchie et pondérée que ce que laisseraient supposer leurs discours. Il me semble que c’est plutôt l’absence de responsabilités et la frustration née de l’impuissance qui entretiennent la radicalité symptomatique de nos régimes électifs, brandie comme un motif pour refuser la participation de n’importe qui au pouvoir.
Le tirage au sort résout-il cet écueil ? À certains égards, sans doute. Je me garderai bien pour autant d’y voir une solution miracle aux problèmes chroniques de nos régimes électifs. Le hasard est un outil parmi d’autres, de même que la logique du consensus qui, sur l’encyclopédie numérique autogérée Wikipédia à laquelle je contribue à ma modeste échelle, joue un rôle beaucoup plus central que le vote. De tous côtés, des pistes affleurent pour nourrir un processus de démocratisation dont nous avons besoin, de l’avis général. En la matière, le manque d’imagination politique est, depuis trop longtemps, patent. »
octobre 2025