Chercher ou trouver : le vertige Picasso de l’IA
Chercher ou trouver : le vertige Picasso de l’IA
hschlegel
dim 20/07/2025 - 15:00
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Les IA vont sans doute remplacer les moteurs de recherche dans nos usages quotidiens. Mais chercher rend actif et épouse la complexité du monde. C’est cette qualité que nous allons réduire en cendres, démontre le romancier et essayiste Paul Vacca, qui nous propose cette intervention.
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« Je ne cherche pas, je trouve » : cette déclaration de Picasso, en apparence simple provocation de génie, révèle une tension fondamentale. Chercher et trouver ne sont pas systématiquement liés. À l’inverse du maître, nous errons souvent dans des recherches infructueuses. Pire : nous persistons parfois à chercher alors que nous avons trouvé, prisonniers de nos biais de confirmation, l’enquête ne servant alors qu’à valider nos croyances. Le peintre pointait ainsi, peut-être malgré lui, une énigme philosophique : la relation entre la quête et la découverte est intrinsèquement… cubiste.
Google gagnerait à méditer cette maxime. Non par amour de l’art, mais parce qu’elle touche au cœur de son dilemme actuel : l’impact de l’IA générative sur son moteur de recherche.
L’édifice platonicien en péril
L’empire Google s’est bâti sur un postulat : trouver est le fruit d’une recherche. On navigue dans Google comme dans une grande bibliothèque pour accéder au résultat de notre recherche. D’où jaillit parfois un eurêka. Les chatbots, en revanche, sont capables de livrer des réponses sans requête exploratoire. En cela, ils bouleversent ce bel ordonnancement rationnel. Ils attentent à l’hégémonie du géant de Menlo Park, qui a préféré réagir. Plutôt que de camper sur sa ligne de front, Google a annoncé l’intégration d’un « mode IA » à son moteur de recherche.
Or n’est-ce pas introduire le cheval de Troie dans la citadelle du search adossée à ses 198 milliards de dollars de revenus publicitaires liés à cette activité de recherche ?
“Exiger de l’IA une véracité qui n’est pas sa nature (elle ne produit que du vraisemblable) ou la réduire à un super-moteur, alors qu’elle n’est qu’une formidable machine à hypothèses, est voué à l’échec” Paul Vacca
Car la toute-puissance de Google repose en réalité sur un socle fragile : l’illusion de la « transparence ». Son génie fut d’ériger, via un design minimaliste et spartiate aux apparences académiques – en totale opposition avec ses concurrents d’alors comme Yahoo! ou Altavista avec leurs interfaces chargées et clinquantes – un temple platonicien de la recherche. Comme si son fronton invisible proclamait : « Ici, point de commerce, seulement la Vérité servie. »
Cette Vérité, même si nous l’oublions souvent, n’est qu’une construction. Le dépouillement esthétique, loin d’être innocent, participe activement à cette mise en scène, occultant un écosystème où la visibilité s’achète. Et où, selon l’adage qui s’échangeait dans les open spaces de la Silicon Valley, le meilleur endroit pour cacher un cadavre était la page 2 de Google, jamais visitée...
Reste que Google propose bien un terrain de « recherche », un espace où l’on peut naviguer parmi une polyphonie de sources, d’approches et de perspectives. Son système, même s’il est façonné par des logiques algorithmiques et commerciales, offre encore une possibilité — même imparfaite — d’ouvrir la voie au doute, aux errements, à la remise en question et à la complexité. Bref, à ce que nous appelons chercher.
“Face à un moteur de recherche qui ne fait que soumettre, l’IA incarne un nouveau pouvoir de définition de la vérité qui ne débat plus, mais exclut par conception” Paul Vacca
Or l’introduction de l’IA générative dans le temple du search risque d’affaiblir la puissance du dogme. En tentant de contrer OpenAI, Google adopte peut-être la pire des stratégies : le cocktail indigeste de deux logiques antagonistes. Plutôt que de défendre sa forteresse historique, il dénature son ADN en créant un amalgame instable. Exiger de l’IA une véracité qui n’est pas sa nature (elle ne produit que du vraisemblable) ou la réduire à un super-moteur, alors qu’elle n’est qu’une formidable machine à hypothèses, est voué à l’échec. En hybridant deux logiques antagonistes, Google risque de ne plus constituer un socle fiable de recherche tout en échouant à devenir un oracle crédible de l’IA.
Mais au-delà du cas Google, qui ne nous empêche pas de dormir, ce « moment Picasso » inauguré par l’IA ne serait-il pas plus profondément en train d’aggraver notre rapport déjà précaire à la vérité ?
L’illusion d’une perspective unifiée
Prenons l’exemple d’une recherche sur « les causes de la guerre en Ukraine ». Un moteur de recherche vous proposera – pour peu que vous cheminiez au‑delà de la première page, évidemment – une mosaïque de points de vue : politistes et géopoliticiens proposant leurs propres grilles de lectures, historiens rappelant la longue mémoire impériale russe, économistes pointant les dépendances énergétiques, sociologues explorant les fractures identitaires post‑soviétiques, sans oublier les voix ukrainiennes ou russes mettant en avant leurs rapports complexes… Cette pluralité oblige à naviguer entre archives, cartes et controverses multiples. L’IA générative, elle, livre en quelques secondes un récit « calibré » où chaque facteur est pondéré, les responsabilités diluées dans une « conjonction de causes » servant une explication. Les tensions deviennent presque une ligne claire. Ce qui pourrait évidemment être tout à fait satisfaisant, mais comme l’aboutissement d’un travail, non comme une approche préalable.
Prenons maintenant « les causes du changement climatique ». Un moteur de recherche exhibe – pour peu qu’on pousse un peu la recherche évidemment – les rapports du GIEC, mais aussi des travaux d’économistes du développement, des études sur l’agriculture, des éditoriaux climato‑sceptiques, des analyses de justice environnementale, des tribunes militantes… : un kaléidoscope de points de vue qui se chevauchent, se contredisent, s’affrontent ou s’ignorent. L’IA générative distille tout cela en une synthèse où « les activités humaines » sont retenues comme cause majeure, assorties d’une liste de solutions consensuelles sur le mode « y’a qu’à / faut qu’on » qui invisibilise ou du moins gomme fortement les conflits d’intérêts, les rapports de force et les questions politiques, sociales ou de modes de vie.
Ce qui s’efface ici n’est pas l’information brute, mais le travail même de la recherche : le relief d’un champ de bataille où vous pouvez confronter les sources, appliquer un doute méthodique et embrasser des lectures croisées. Avec un moteur de recherche, vous cheminez, bon an mal an, parmi les différentes approches ; alors que l’IA vous offre, en quelques secondes, une synthèse lissée et homogénéisée, après avoir slalomé entre les controverses, donnant l’illusion qu’il existe — par un effet de court-circuitage du processus intellectuel — une perspective unifiée : celle d’un consensus déjà établi, comme un état de fait, pas comme une possibilité.
“Avec l’IA, ce qui s’efface n’est pas l’information brute mais le travail même de la recherche – aggravant par là notre rapport déjà précaire à la vérité” Paul Vacca
Or cette illusion de consensus pourrait bien cacher quelque chose de plus profond : une mutation dans notre rapport à la vérité elle-même. Michel Foucault parlait de régimes de vérité : ces systèmes sociaux et institutionnels qui définissent ce qu’il est possible de dire, de penser, de croire. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les institutions classiques qui régulent le vrai, mais les dispositifs technologiques eux-mêmes – moteurs de recherche, modèles de langage, algorithmes de recommandation – qui filtrent à la source ce qui a droit de cité.
À la question « Est-ce que Terre est plate ? », l’IA répond :
“Non, la Terre n’est pas plate. Elle est quasiment sphérique, plus précisément une sphère légèrement aplatie aux pôles – on appelle cela un géoïde. Cette forme a été confirmée par des siècles d’observations scientifiques. Les idées selon lesquelles la Terre serait plate sont des théories du complot largement discréditées. Elles n’ont aucun fondement scientifique sérieux”
Cette réponse tout à fait rationnelle et justifiée constitue néanmoins une obturation du débat, fût-il absurde. Il ne s’agit pas de défendre le complotisme platiste – qui, comme chacun sait, se répand bêtement tout autour du globe –, mais de pointer que certains énoncés se retrouvent simplement hors-champ, non par réfutation rationnelle, mais par conception du système. En définitive, l’IA se trouve face à un dilemme : en évoquant certains discours, elle les valide implicitement, mais en les ignorant, elle les rend invisibles. Elle incarne ainsi, face à un moteur de recherche qui ne fait que soumettre, un nouveau pouvoir de définition de la vérité qui ne débat plus, mais exclut par conception. Cet escamotage n’est pas un bug : c’est bien la feature du système.
Réenchanter la recherche à l’ère de l’IA
Parfois, « chercher » ne vise qu’à épouser un temps la complexité du monde, tandis que « trouver », obsédé par son but, la réduit en cendres. Dans son obsession à toujours « trouver », l’IA générative ne cherche plus : poussée par une rationalité en surchauffe, elle bascule dans le vertige de ses « hallucinations », ces fictions spéculatives nées d’une machine qui s’épate de maîtriser l’ordre des choses.
Cette capacité immédiate à trouver a un coût : elle désenchante la connaissance. Alors l’allégeance de Google au « mode IA » sera-t-elle un suicide économique ou une mutation salvatrice ? Laissons la firme à son propre karma. Quant à nous, plus urgemment, pensons à sauver notre propre moteur de recherche : en réenchantant notre soif de chercher.
juillet 2025